I - De La Mecque aux amṣār : aux origines du cadi
p. 63-96
Texte intégral
1Le premier siècle de l’Islam reste mal connu. Pourtant il n’est sans doute aucune période que les sources arabes traitent avec autant de détails. La chronique d’al-Ṭabarī est représentative de cet état de fait : près de la moitié de son imposant Ta’rīḫ est consacrée aux années qui séparent l’hégire de la révolution de 132/750, et moins d’un tiers au siècle et demi suivant. Cette littérature historique est pourtant la plus difficile à étudier, car les événements ne peuvent être appréhendés qu’à travers la subjectivité des auteurs qui les rapportent. L’histoire de cette période est à juste titre soupçonnée de justifier la situation religieuse, politique, sociale et même institutionnelle qui prévalait aux iie et iiie siècles : il s’agit déjà d’une réinterprétation des faits historiques.
2L’histoire des plus anciens cadis n’échappe pas à ces difficultés de compréhension. À l’époque où furent rédigés les premiers textes historiques qui nous sont parvenus, la Loi idéale (šarīʿa) des musulmans ne pouvait être que celle d’Allāh, révélée à l’époque du Prophète. Le rapport particulier qui unissait le cadi à cette Loi tendait ainsi à fausser le regard que les auteurs musulmans portaient sur l’institution : comme tout ce qui relevait des pratiques liées à la religion, l’histoire qu’ils en firent est dominée par le paradigme de la rupture (avec la période antéislamique), aux dépens des éléments de continuité. Les origines du cadi sont donc partiellement hypothétiques. Notre propos n’est pas ici d’en présenter l’évolution dans le détail : ce serait là l’objet d’une étude à part entière. Les grandes lignes de l’évolution primitive méritent néanmoins d’être retracées, afin de dégager les principales problématiques qui surgissent à l’aube de la période abbasside.
1. L’ancien système arbitral
1.1. La justice au sein des tribus : le ḥakam
3Sans islam, pas de cadi : pour autant que des investigations historiques puissent l’explorer, l’Arabie antéislamique ne connaissait pas une telle institution 3. Dans les années qui précédèrent le début de la révélation coranique, la vie sociale et politique de la péninsule Arabique était régie par le droit coutumier tribal. Si les règles de la vengeance (ṯa’r) avaient cours en matière d’homicide 4, entre tribus ou au sein d’un même clan, d’autres conflits étaient résolus de manière pacifique par le recours à un tiers, le ḥakam 5. Le différend était alors dénoué selon les règles coutumières : « Quand les palabres des chefs de famille ne suffisaient point à l’apaisement, écrit M. Gaudefroy-Demombynes, les parties s’en remettaient à l’arbitrage d’un personnage étranger, célèbre par sa perspicacité et sa sagesse 6. »
4Quel que fût l’objet du litige (propriété, commerce, succession, prééminence nobiliaire, etc. 7), la procédure était identique 8. Lorsque les parties avaient défini leur pomme de discorde, elles devaient choisir un arbitre. À quelques exceptions près, il n’existait pas d’arbitre institutionnel. Le ḥakam était un simple particulier choisi pour ses qualités morales et sociales, propres à assurer sa crédibilité : son grand âge, sa maîtrise du langage (orateur, poète), son savoir étaient autant de critères qui donneraient à sa parole la valeur recherchée 9. « Il arrive qu’il soit l’évêque d’une tribu chrétienne, écrit L. Milliot. Le plus souvent, il est un kāhin, c’est-à-dire un devin, un diseur d’oracles qui s’en vient, juché sur un âne, procéder à un arbitrage qu’il est, bien entendu, libre de refuser 10. » C’est sur la base de son opinion personnelle et de ses supposées capacités de divination que le ḥakam tranchait le différend. Sa personnalité s’avérait déterminante pour l’exécution de sa sentence : aucune institution n’était chargée de la faire appliquer et c’était surtout son autorité et son prestige personnels, voire la peur de son autorité spirituelle et de sa malédiction, qui poussaient le perdant à se soumettre 11. Afin que la décision rendue ne demeure pas lettre morte, il était par ailleurs d’usage que les parties, avant d’exposer leur différend, fournissent un gage (matériel ou humain) à l’arbitre : ils garantissaient de la sorte qu’ils se soumettraient à sa parole 12.
5Si le ḥakam s’appuyait sur l’autorité morale de la religion (surtout lorsqu’il était kāhin ou évêque), il n’avait pas le soutien d’un État. Cette situation d’anarchie – pris dans son sens étymologique, l’absence d’un chef disposant d’une autorité sur l’ensemble des tribus – était en effet caractéristique de l’Arabie antéislamique : pas d’État, pas de force publique, pas de règlement institutionnel des conflits. Le ḥakam « n’est pas un fonctionnaire public », insiste E. Tyan 13 : il s’agissait d’un simple particulier, désigné au cas par cas, dont la position d’arbitre prenait fin au moment même où il prononçait sa sentence 14.
6Néanmoins, dans le milieu où l’islam s’apprêtait à éclore, des changements se profilaient déjà : dans des circonstances particulières, notamment lors des grandes foires qui réunissaient des Arabes de toute la péninsule, des ḥakam-s officiels désignés par les chefs tribaux avaient momentanément le monopole de la justice 15. Les rudiments d’un appareil judiciaire public étaient peut-être en train de se mettre en place. Des villes caravanières comme La Mecque, tout en conservant une identité tribale, voyaient germer les prémices d’une organisation étatique.
1.2. Les débuts de la umma : la justice du Prophète
7Le règlement des conflits connut quelques modifications avec l’apparition de l’islam. Dans l’État islamique qui s’ébauchait à Médine, le Prophète jouissait sur la communauté des croyants d’une autorité sans comparaison avec celle d’un simple chef de tribu 16. En matière de justice, l’ancien système continuait à fonctionner – on recourait toujours à des arbitres 17 –, mais les qualités et la personnalité des ḥakam-s furent remises en question : le Coran dénonçait le recours à un arbitre païen, à un kāhin 18, et désormais des musulmans devaient de préférence assumer ce rôle 19. Élevé au rang d’interprète suprême de la révélation divine, Muḥammad devint le ḥakam par excellence 20, bien que le règlement de certaines disputes semblât lui échapper lors de ses débuts à Médine 21. Changement de personnes, donc, mais non changement de système : la justice du Prophète demeurait celle d’un arbitre 22. En témoigne la procédure qui ne fut pas modifiée : les parties devaient se mettre d’accord pour soumettre leur litige au chef de la umma, l’audience n’avait aucune des caractéristiques qui furent plus tard les siennes (notamment les possibilités d’ajournement), les modes de preuve n’étaient pas fixés et rien n’était prévu pour l’exécution des sentences. « Il n’y a là rien, conclut L. Milliot, qui ressemble à la juridiction du cadi 23. »
8La tradition musulmane conserve pourtant le souvenir de personnages que le Prophète aurait envoyés comme cadis dans différentes contrées. Au début de ses Aḫbār al-quḍāt, Wakīʿ évoque ainsi une série de ḥadīṯ-s dans lesquels Muḥammad dépêche son cousin ʿAlī b. Abī Ṭālib au Yémen comme cadi 24 ; le Prophète lui aurait même ordonné de rendre la justice sur la base du Coran, puis de la sunna si la solution ne se trouvait pas dans le Coran, et en dernier recours sur son opinion personnelle (ra’y) 25. Mais l’ancrage historique de telles traditions paraît suspect : ces récits ont probablement été forgés à une époque postérieure. Les traditions relatives à la mission de ʿAlī au Yémen sont contradictoires 26 et ce ḥadīṯ ne figure dans aucun des recueils canoniques que sont ceux d’al-Buḫārī, Muslim, al-Tirmiḏī, etc. 27 : les savants musulmans du iiie/ixe siècle doutaient donc eux-mêmes de son authenticité. Une critique interne du ḥadīṯ montre par ailleurs son caractère anachronique : les règles que le Prophète dicte à ʿAlī – établissant les sources de son jugement – furent élaborées plus tard, pas avant la fin du premier siècle de l’hégire 28. Les récits que rapporte Wakīʿ sur l’activité judiciaire de ʿAlī ont une portée plus « pédagogique » qu’historique : l’exemplarité supposée de ʿAlī en matière judiciaire devait servir de modèle aux musulmans de la fin du iiie/ixe siècle.
2. L’apparition d’une justice étatique
2.1. Les califes de Médine et le règlement des conflits
9Les récits concernant l’apparition des premiers cadis sont souvent confus et contradictoires et leur valeur historique est difficile à déterminer 29. Alors que certains ḥadīṯ-s attribuent l’institution au Prophète lui-même, d’autres récits indiquent que ni Muḥammad ni son successeur immédiat, Abū Bakr, ne nommèrent de cadis 30. Selon Wakīʿ, ce serait le deuxième calife, ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, qui aurait chargé pour la première fois un certain Yazīd b. Saʿīd b. Ṯumāma Ibn Uḫt al-Namir de trancher certains cas mineurs 31, avant de nommer d’autres personnes tel Zayd b. Ṯābit 32. Mais cette affirmation semble contredire ce qu’il rapporte quelques lignes plus haut d’après al-Zuhrī, lorsqu’il affirme qu’« Abū Bakr et ʿUmar n’eurent pas de cadis jusqu’à la fitna ; Muʿāwiya nomma ensuite des cadis 33 ». Plusieurs ouvrages des iiie/ixe et ive/xe siècles exposent des listes de cadis sous les califes médinois, mais elles ne coïncident pas toujours et un même auteur hésite souvent entre plusieurs chronologies 34. Face à ces contradictions, les chercheurs modernes ont en général émis de sérieux doutes quant à l’existence de cadis au cours des trente années qui suivirent la mort du Prophète. Pour J. Schacht, il est clair que le cadi ne fit pas son apparition à cette époque :
C’est la rareté même des documents authentiques qui prouve que l’ancien système arabe d’arbitrage et la loi coutumière en général, modifiés et complétés par le Coran, continuèrent au temps des premiers successeurs du Prophète, les califes de Médine (A.D. 632-661) 35.
10Le caractère apocryphe de la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī 36 – une des sources témoignant en faveur de l’antiquité de l’institution – a depuis longtemps été démontré. Cette lettre, restituée pour la première fois dans al-Bayān wa-l-tabyīn d’al-Ǧāḥiẓ 37, est pour la plupart des chercheurs une production du iiie siècle de l’hégire 38. Selon Ch. Pellat, Abū Yūsuf pourrait en être l’auteur puisque c’est dans son Kitāb al-ḫarāǧ qu’en apparaissent les premières traces et que la reconnaissance du qiyās comme source du droit, à côté du Coran et de la sunna, donne un cachet « ḥanafite » à la lettre 39. Par ailleurs, affirme E. Tyan, les « cadis » supposément nommés par le calife ʿUmar ne portèrent peut-être jamais ce titre. Abū Mūsā fut avant tout gouverneur de Baṣra de 17/638 à 24/642, puis de Kūfa jusqu’à sa révocation par ʿUṯmān 40. Šurayḥ serait quant à lui une figure semi-légendaire qui n’exerça certainement pas la judicature de Kūfa aussi longtemps que le rapporte la tradition, c’est-à-dire soixante-quinze ans 41. Pour E. Tyan, Šurayḥ fut simplement un célèbre ḥakam des débuts de l’Islam, exerçant ses fonctions parmi les bédouins installés dans la région de Kūfa 42. Les califes « Rāšidūn » ne nommèrent pas de cadi, affirme J. Schacht, et « de façon générale, n’établirent pas les fondements de ce qui devait plus tard devenir le système islamique d’administration de la justice 43 ». Si la tradition fit souvent remonter à ces califes la création de la fonction de cadi, explique M. Gaudefroy-Demombynes, c’est probablement parce qu’il était inadmissible aux yeux des historiens abbassides qu’une telle fonction, qui avait depuis lors pris une importance politique particulière, ait été l’œuvre d’une dynastie « impie » (les Umayyades) « dont il fallait répandre les cendres au vent et effacer jusqu’au souvenir 44 ».
11Cette vision des choses, qui conduit à faire de l’institution judiciaire islamique une reprise pure et simple du système byzantin, peut néanmoins être contestée 45. Ainsi, l’origine de la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī est sans doute plus complexe qu’il n’a paru à Ch. Pellat ou à E. Tyan. Son attribution à Abū Yūsuf est loin d’être prouvée et une analyse de son contenu laisserait penser au contraire qu’il ne peut en être l’auteur. L’épître affirme par exemple que tout musulman a le droit de témoigner – sauf s’il a commis un crime passible du ḥadd ou s’il est coupable de faux témoignage –, ce qui selon al-Ḫaṣṣāf n’était pas l’opinion d’Abū Yūsuf ni d’al-Šaybānī : pour eux, une enquête préalable sur la moralité du témoin est indispensable à son acceptation 46. R.B. Serjeant propose une lecture beaucoup plus nuancée de l’histoire de cette lettre. Elle proviendrait d’une réécriture, à l’époque umayyade, de quelques instructions sommaires que le calife ʿUmar aurait envoyées à l’un de ses gouverneurs. Une courte lettre à Muʿāwiya également attribuée à ʿUmar – notamment rapportée par Wakīʿ 47 –, pourrait avoir servi de base à cet apocryphe. Elle emploie en effet une langue beaucoup plus proche de celle utilisée à l’époque des califes médinois et semble faire référence à un système de résolution des conflits où le pouvoir musulman joue encore un rôle marginal 48.
12Les divergences des auteurs musulmans à propos des premiers temps de l’Islam sont souvent représentatives de reconstructions historiques liées à des débats postérieurs. Les contradictions relatives aux premiers cadis pourraient ainsi justifier les soupçons pesant sur leur histoire. Mais au-delà des incertitudes dont elles se font l’écho, les sources reflètent une image cohérente de la judicature primitive. Les listes que fournissent Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Wakīʿ et al-Ṭabarī s’accordent à distinguer l’histoire des premiers cadis à Médine, capitale de l’empire en formation, et dans les autres villes du Moyen-Orient. À Médine, les sources mentionnent un nombre très réduit de « cadis ». Pour al-Ṭabarī, « Abū Bakr désigna ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb comme cadi (istaqḍā) et il le demeura tout au long de son règne 49 ». Les historiens antérieurs sont plus nuancés. Selon Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb aurait été « préposé à toutes les affaires [d’Abū Bakr], ainsi qu’à la judicature (al-qaḍā’) 50 ». Lors d’un procès pour coups et blessures, Abū Bakr aurait demandé à ʿUmar d’examiner si le talion devait être appliqué, puis aurait lui-même tranché l’affaire 51. Wakīʿ précise que ʿUmar n’aurait été qu’un des « assistants » (aʿwān) du calife ; pendant un an, personne ne serait venu le trouver pour résoudre quelque litige que ce soit 52. Tandis que Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ ne mentionne aucun autre cadi de Médine sous les quatre premiers califes 53, Wakīʿ évoque plusieurs auxiliaires de ʿUmar, chargés des affaires judiciaires : Yazīd b. Saʿīd Ibn Uḫt al-Namir, préposé aux affaires mineures, et Zayd b. Ṯābit, dont il faisait son vicaire (istaḫlafa) à Médine lorsqu’il partait en voyage. Ce dernier personnage aurait d’ailleurs été choisi comme ḥakam lors d’une dispute entre le calife et Ubayy [b. Kaʿb] 54. ʿUṯmān, enfin, aurait reçu lui-même les plaideurs à la mosquée, entouré de plusieurs conseillers choisis parmi les Compagnons 55. Les premiers véritables cadis apparurent sous le règne de Muʿāwiya, lorsque son gouverneur de Médine, Marwān b. al-Ḥakam, désigna ʿAbd Allāh b. Nawfal à cet effet 56.
13L’image de la justice primitive est bien différente dans les provinces. Pour les villes de Baṣra, Kūfa et Fusṭāṭ, les mêmes auteurs rapportent des listes de cadis à partir du règne de ʿUmar : dès l’an 15/636, Kūfa aurait disposé d’un cadi en la personne d’Abū Qurra al-Kindī et en 17/638 Abū Maryam al-Ḥanafī aurait assumé la même fonction à Baṣra 57. Damas ne sembla disposer d’un cadi qu’à partir de ʿUṯmān (Abū l-Dardā’, nommé par Muʿāwiya), mais Wakīʿ précise qu’il aurait été « cadi de l’armée » (qāḍī l-ǧund) dès le règne de ʿUmar 58. S’ils hésitent souvent sur l’identité de ces premiers cadis – les listes établies par Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ et Wakīʿ ne se recoupent pas totalement, notamment pour Kūfa –, l’image donnée par les sources paraît cohérente. Les premiers califes se seraient personnellement intéressés à la nomination de cadis : ʿUmar en aurait désigné certains 59, révoqué d’autres 60, et si les gouverneurs procédaient souvent eux-mêmes à ces nominations, c’était en général sur l’ordre écrit du calife 61. Sous ʿUṯmān et sous ʿAlī, plusieurs cadis furent nommés directement par un gouverneur de province, sans que le calife ne semble intervenir 62. Cette tendance se confirma à partir de Muʿāwiya : s’il donna des instructions écrites au gouverneur égyptien 63, ce dernier sembla choisir son cadi dès le règne de Yazīd I 64, et le cadi de Baṣra fut désigné par le gouverneur dès le début de l’époque umayyade 65.
14La différence de traitement entre Médine et les autres villes laisse penser que la théorie de M. Gaudefroy-Demombynes ne tient pas : si les historiens musulmans avaient véritablement voulu légitimer la judicature en attribuant sa création aux califes « Rāšidūn », pourquoi auraient-ils oublié d’« inventer » des cadis de Médine, alors que c’est à proximité immédiate des califes « bien guidés » que l’institution aurait revêtu sa plus grande légitimité 66 ? Il faut plutôt supposer que la judicature émergea progressivement à l’époque des califes médinois, sous des formes différentes dans la capitale et dans les provinces conquises. À Médine, il semble que les premiers califes, à l’instar du Prophète, rendaient eux-mêmes la justice lorsque des plaideurs venaient les trouver. Il leur arrivait également de désigner des « auxiliaires », soit pour les conseiller (ʿUṯmān), soit pour traiter des affaires mineures (ʿUmar). Si ces informations sont exactes, cette pratique aurait formé l’embryon d’un système judiciaire étatique où la justice était avant tout celle du souverain. C’est dans ce sens qu’il faut probablement interpréter les textes de Wakīʿ et d’al-Ṭabarī, affirmant que les califes n’eurent pas de cadi jusqu’à la fitna : cela décrirait avant tout la situation médinoise.
15L’importance de ce système étatique embryonnaire est très incertaine : nul ne sait dans quelle mesure la population de Médine portait ses litiges devant le calife ou ses représentants ponctuels. L’exemple de ʿUmar, que personne ne vint trouver pendant un an, laisse penser que la justice califale était loin de représenter le principal mode de résolution des conflits. La justice arbitrale du ḥakam occupait encore vraisemblablement une place prépondérante dans la société médinoise : même le calife ʿUmar choisit un ḥakam, en la personne de Zayd b. Ṯābit, lors du conflit qui l’opposa à Ubayy. Les anciennes habitudes ne changèrent pas du jour au lendemain et l’arbitrage qui suivit la bataille de Ṣiffīn, en 37/657 67, est le plus symptomatique : ʿAlī comme Muʿāwiya concevaient encore le conflit qui les opposait à la manière antéislamique et le pouvoir de trancher revint à deux ḥakam-s choisis pour l’occasion 68. Il est inconcevable, souligne R.B. Serjeant, que les tribus arabes aient déjà perdu l’habitude de résoudre leurs conflits sur la base du droit coutumier (ʿurf), en se conformant aux sentences de ḥakam-s. L’ancien système dominait encore et ce n’est qu’en dernier recours que des plaideurs en appelaient à la justice de l’autorité centrale ou provinciale 69.
16L’institution du cadi commença probablement à se développer à l’extérieur de Médine : les sources mentionnent l’existence de cadis dans les amṣār dès leur fondation, sous le calife ʿUmar. Peut-être ce dernier – dont l’œuvre d’organisation des territoires conquis ne peut être seulement légendaire – intervint-il directement dans la mise en place de ce système 70, destiné avant tout aux populations arabes militaires qui vivaient dans les villes-camps 71. Les conditions de la conquête, réalisée par des tribus hétérogènes connaissant mal les principes de la nouvelle religion 72, justifiaient certainement la mise en place d’une institution « judiciaire » plus systématique qu’à Médine. Les fonctions exactes de ces « proto-cadis », comme les appelle W.B. Hallaq 73, restent cependant difficiles à cerner. Avant de l’envoyer à Kūfa comme cadi, ʿUmar aurait déclaré à ʿAbd Allāh b. Masʿūd : « Je t’envoie comme enseignant (muʿalliman), sans fouet ni bâton ; contente-toi du Livre d’Allāh, car il vous suffit, à toi et à eux 74. » Cela signifie-t-il qu’Ibn Masʿūd ne disposait d’aucun pouvoir coercitif ? Peut-être pas à l’origine : des habitants de Kūfa se seraient plaint au calife du châtiment qu’il avait infligé à un homme et ʿUmar lui aurait demandé des explications, avant de le féliciter pour son initiative 75. Le statut de la décision prononcée par ces « proto-cadis » n’est pas non plus très clair : « À cette époque, le cadi était appelé ‘‘le muftī’’ (al-qāḍī yawma’iḏin yudʿā l-muftī) », dit Wakīʿ au sujet d’Abū l-Aswad al-Du’alī, cadi de Baṣra sous ʿAlī 76. Rendaient-ils des jugements à la valeur performative ? Jouaient-ils plutôt un rôle pédagogique, initiant les masses aux nouvelles règles de l’islam ? Portaient-ils même le titre de qāḍī ? Autant de questions auxquelles les sources ne permettent pas de répondre précisément. Tous les personnages cités dans ces listes ne furent peut-être pas nommés officiellement à des tâches judiciaires. Ibn Masʿūd, par exemple, n’apparaît pas dans la liste de Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ 77 : cela pourrait-il expliquer le récit de Wakīʿ, semblant indiquer qu’il était avant tout chargé d’éduquer les masses ?
17Peut-être les historiens arabes peinent-ils d’ailleurs à discerner les « proto-cadis » d’autres Compagnons prestigieux, dont les populations firent librement leurs ḥakam-s : comme à Médine, l’arbitrage traditionnel occupait certainement une place primordiale. Les premiers gouverneurs provinciaux semblèrent néanmoins désigner de tels « assistants » judiciaires de manière beaucoup plus systématique qu’à Médine, peut-être dans l’espoir d’orienter les conflits vers un règlement étatique, donc potentiellement plus conforme à la morale islamique qu’ils avaient pour mission de diffuser. Si tel fut bien le cas, certains « cadis » dont les sources parlent ne furent pas des ḥakam-s, mais bien les représentants d’une justice institutionnelle. Ce modèle, systématisé par les premiers Umayyades, fut appliqué à Médine lorsque celle-ci perdit son statut de capitale et devint le siège d’un gouvernorat provincial.
2.2. Une justice étatique
18C’est dans un contexte de construction étatique, où l’administration des provinces conquises était une préoccupation majeure du pouvoir 78, qu’il faut situer la décision, par les premiers califes ou leurs gouverneurs, de créer une nouvelle fonction répondant à cette attente. Si l’existence d’authentique cadis sous les califes médinois est incertaine, l’institution parut se développer à partir de Muʿāwiya et des premiers Umayyades 79. Dès lors, l’État islamique et ses agents semblèrent reconnus par les populations comme des juges légitimes. Cela fut vrai dans des campagnes anciennement sous contrôle byzantin 80, cela le fut aussi dans les centres urbains où l’islam était beaucoup plus présent et où siégeait le pouvoir. L’apparition d’une justice dont les représentants étaient désignés par le pouvoir fut le produit d’un développement étatique dans lequel l’autorité politique revendiquait le monopole de la contrainte physique. Qu’il fût considéré comme le « successeur » du Prophète ou le « vicaire » d’Allāh, le souverain musulman était le garant de la Loi révélée aux hommes, et lui et ses délégués – ou les délégués de ses délégués – apparaissaient comme les détenteurs du pouvoir judiciaire légitime auprès de la communauté musulmane.
19Une nouvelle société prenait forme, au sein de laquelle les anciens modes d’arbitrage de l’Arabie préislamique ne paraissaient plus suffisants 81. Pour gérer des conflits que la vie urbaine multipliait probablement, pour maintenir la cohésion de la communauté, le ḥakam librement choisi par les plaignants et dépourvu d’une autorité spécifique laissa place au cadi, fonctionnaire nommé par le pouvoir et disposant derrière lui de la force publique 82. Selon F.M. Donner, l’État et ses agents furent désormais regardés comme les représentants de la justice et c’est de plus en plus vers eux qu’on se tourna pour faire valoir ses réclamations 83.
20Cela ne signifie pas, néanmoins, que l’organisation judiciaire possédait déjà ses caractéristiques classiques, bien au contraire. Les règles des procédures n’étaient pas fixées, le droit auquel les cadis se référaient était avant tout coutumier et leurs jugements ressemblaient parfois à s’y méprendre à des sentences arbitrales ; certains d’entre eux avaient même exercé comme ḥakam-s avant l’Islam 84. D’ailleurs, la justice étatique ne se substitua pas purement et simplement à l’arbitrage privé, qui demeura une voie parallèle de règlement des conflits 85. Ch. Pellat fait ainsi remarquer qu’à Baṣra, la multiplicité des juridictions officieuses rejeta pendant longtemps le cadi dans une position secondaire : celui-ci connaissait seulement les litiges qu’on voulait bien lui soumettre. Dans une société encore en partie bédouine, attachée au droit coutumier, la justice des cadis, basée sur des règles coraniques loin d’embrasser toutes les questions posées par la vie en société, sur une sunna encore floue et sur leurs raisonnements personnels, n’était pas toujours satisfaisante 86. Même si la justice d’État devenait un recours possible pour les plaideurs, il est probable qu’un grand nombre de différends se réglaient encore par un procédé d’arbitrage. Nous aurons l’occasion de revenir sur le destin présumé de la fonction de ḥakam.
21Si la judicature islamique primitive peut apparaître comme un prolongement institutionnalisé de l’arbitrage païen, certains chercheurs mettent l’accent sur l’influence des anciennes structures administratives des territoires conquis. Selon E. Tyan, il serait vain de rechercher des racines arabes antéislamiques ou coraniques à l’institution du cadi. Les premiers musulmans prirent l’habitude, au gré des conquêtes, de laisser en place les institutions qu’ils rencontraient 87, et les communautés non musulmanes conservèrent ainsi leurs propres juridictions 88. Apparu sous l’influence des institutions autochtones, le cadi serait la transposition dans l’administration musulmane des anciennes institutions judiciaires byzantines ; E. Tyan en veut pour preuve le système de délégation du pouvoir judiciaire mis en place au sein de la communauté musulmane, le gouverneur étant comme dans l’ancien système byzantin le titulaire primordial de la fonction judiciaire, et le cadi son « lieutenant 89 ».
22L’influence byzantine sur l’institution est probable, bien qu’elle ne rende pas compte de la spécificité des anciennes provinces sassanides. Cependant, même si l’administration byzantine apparut comme un modèle pour l’État islamique naissant, la nouvelle institution ne put se réduire à une simple transposition du modèle étranger. La création du cadi répond avant tout aux nouveaux besoins des musulmans : si un modèle culturel ou institutionnel extérieur fut accepté par la nouvelle communauté, c’est qu’il répondait à ses attentes spécifiques. D’ailleurs, cette acceptation ne se fit pas sans une refonte du modèle dans un moule original 90. Enfin, remarque W.B. Hallaq, les emprunts juridiques et institutionnels soupçonnés demeurent très difficiles à prouver et il est parfois préférable, en l’état actuel de la documentation, de constater simplement certaines similitudes 91.
2.3. Un nouveau titre pour une ancienne fonction ?
23La justice musulmane étatique fit son apparition à travers un titre nouveau : ce ne fut pas celui de « ḥakam » qui fut désormais utilisé pour désigner le préposé à la justice, mais celui de « qāḍī ». D’un point de vue morphologique, il s’agit du participe actif (ism fāʿil) du verbe « qaḍā, yaqḍī », qui peut signifier « juger » dans un contexte judiciaire, mais ce n’est là qu’une de ses multiples acceptions. Pourquoi les Arabes musulmans choisirent-ils ce terme, et en quoi était-il adapté à la réalité des débuts de l’Islam ? Revenir à la racine du mot permet d’approcher son sens originel, par-delà les images et les réalités véhiculées à chaque époque 92.
24De la parole aux actes : le concept d’achèvement. À l’article « q.ḍ.y. » de son célèbre dictionnaire, Ibn Manẓūr commence par expliquer le sens le plus répandu de la racine : le « qaḍā’ », dit-il, est synonyme de « ḥukm », le fait de juger – donc le jugement ou la judicature. En effet, poursuit l’auteur, pour les habitants du Ḥiǧāz le mot « qāḍī »signifie « celui qui tranche les affaires et les consolide » (al-qāṭiʿ li-l-umūr al-muḥkim la-hā). Le sens premier (aṣl) du nom verbal (maṣdar) « qaḍā’ » est le fait de trancher, de séparer (al-qaṭʿ wa-l-faṣl). Ce sens demeure présent dans un contexte judiciaire, puisqu’on dit « qaḍā bayna-hum », « qaḍā » ayant le sens de « juger et trancher » (ḥakama wa-faṣala) 93. La préposition « bayna » (entre) montre que le cadi, comme le couteau, se trouve entre deux sujets qu’il s’agit de départager à propos d’une affaire. En ce sens le verbe « qaḍā » n’est qu’imparfaitement traduit par juger, puisqu’on juge une personne, et se trouve plus proche sémantiquement de la notion de « trancher » entre deux personnes 94. Cependant, cette « séparation » ne prend pas n’importe quelle forme. On ne « tranche » pas une affaire avec un couteau, mais par une parole 95 : « qaḍā » peut signifier l’expression d’un ordre (amr) à caractère obligatoire (ḥatm), auquel on ne peut déroger. Cet ordre est avant tout celui d’Allāh 96 tel qu’il est exprimé dans le Coran – J. Chelhod remarque que la racine « q.ḍ.y. » est presque exclusivement réservée, dans le Coran, aux arrêts divins 97 –, mais dans un contexte bien différent, cela peut être aussi celui du cadi.
25Acte de parole, le qaḍā’ prend en outre la signification de « consolider » (iḥkām), d’exécuter (imḍā’) et d’accomplir « jusqu’à son terme » (al-farāġ min-hu) 98. En ce sens, dit Ibn Manẓūr, le qaḍā’ signifie « la Création 99 » (al-ḫalq). C’est pourquoi la notion de « qaḍā’ » est liée à la volonté divine (al-qadar) :
La volonté divine (al-qadar) et le qaḍā’ sont deux concepts complémen-taires (mutalāzimān) que l’on ne peut dissocier, car la première représente les fondations (al-asās) sur lesquelles s’élève le second, la construction (al-binā’) ; séparer ces deux choses, c’est vouloir démolir l’édifice 100.
26Le qaḍā’ pris dans ce sens relève donc du décret divin (taqdīr), de la création, mais peut aussi se référer à une action humaine. Le mot est alors synonyme de « ʿamal » et le verbe « qaḍā » prend le sens d’« accomplir quelque chose jusqu’à son terme » : on dit ainsi « qaḍā ḥāǧatan », rendre un service (c’est-à-dire accomplir ce service), « qaḍā daynan », s’acquitter d’une dette (donc accomplir son remboursement), « qaḍā l-ṣalāt », effectuer la prière 101.
27De manière générale, affirme Ibn Manẓūr, « qaḍā » renvoie toujours à l’idée de coupure (inqiṭāʿ) et d’achèvement (tamām) : les ordres qu’Allāh formule dans le Coran, voire les simples informations (iʿlām) qu’il donne, sont décisives et « coupent court » à toute discussion. De même, le cadi qui « juge » (qaḍā) entre les plaideurs « met fin » (qaṭaʿa) à leur dispute, tout comme le débiteur qui « rembourse » (qaḍā) sa dette « met fin » aux revendications de son créancier 102. Qu’il soit parole, réalisation matérielle, création ou destruction, le qaḍā’ est donc toujours un acte définitif, qui marque la fin d’un état, le passage d’une situation à une autre : transition entre chaos et Création, entre vie et mort, entre un acte non réalisé et sa réalisation, entre le conflit et sa solution. Le qāḍī est l’agent de ce processus, le « passeur » par qui la transition est achevée.
28L’influence supposée des structures provinciales byzantines conduit E. Tyan à penser que l’appellation de qāḍī « n’est, en réalité, que l’adaptation arabe du terme juge 103 ». À l’instar du latin « judex » – qui donne notre « juge », composé de « jus » et « dicere », littéralement « celui qui dit le droit » 104 –, le terme « qāḍī » fait référence à l’acte de parole performatif de celui qui se prononce entre deux plaideurs. Il insisterait, souligne I. Bligh-Abramski, sur le changement de statut de la parole judiciaire, sur le passage d’une sentence arbitrale peu contraignante à un jugement que le pouvoir se charge d’appliquer 105 : la parole du cadi n’est plus un acte en attente, mais un acte définitif qui doit trancher net le litige. Ce changement dans le statut de la parole correspond effectivement à un nouveau mode de justice, celle d’un juge et non plus d’un arbitre.
29Peut-on dès lors traduire « qāḍī » par « juge » ? Il n’y aurait là rien d’impossible si l’on accepte la démarche d’E. Tyan, pour qui l’institution judiciaire islamique, malgré sa terminologie spécifique, fut héritée du système judiciaire qui prévalait dans les provinces avant l’Islam 106. « Qāḍī » traduirait « judex » et il serait légitime de le rendre par le mot français hérité du même terme latin. Mais l’influence historique d’une institution ne préjuge pas de son remodelage et de son adaptation à d’autres réalités. Ce serait aussi trahir un concept qui, au-delà de la traduction initiale, s’est chargé d’un contenu sémantique bien différent de celui de « juge » : nous courrions le risque de fondre le concept arabe dans un moule inadapté. Étymologiquement, la racine « q.ḍ.y. » est étrangère à l’idée de « droit » ou de « justice » et si le qāḍī peut être un juge, ses fonctions sont rarement réductibles à ce que recouvre le terme français, défini comme un « magistrat chargé d’appliquer les lois et de rendre la justice 107 ». Traduire « qāḍī » par « juge », c’est attirer de force le cadi musulman dans un univers sémantique qui n’est pas le sien, plaquer sur lui un système référentiel anachronique. Le mot ne fut pas choisi au hasard par les Arabes des premiers siècles de l’hégire : nombreux sont les termes qui auraient pu être adoptés – certains dérivés de la racine « ḥ.k.m. 108 », ou de la racine « d.y.n. 109 » –, et le choix de « qāḍī » doit être considéré comme significatif. C’est de ce choix que doit partir toute analyse de l’institution. Le sens commun ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a compris que le qāḍī n’était pas simplement la version musulmane de notre « juge » et qui a inventé le mot « cadi 110 ». Le français fait preuve en la matière d’une souplesse dont il nous incombe de profiter. C’est pourquoi le mot « qāḍī » sera exclusivement rendu par « cadi » dans cet ouvrage.
3. Cadis et pouvoir sous les Umayyades
3.1. La question des nominations
30Il est souvent admis qu’à l’époque umayyade, les cadis étaient nommés directement par les gouverneurs de province, sans que le calife n’intervienne d’aucune façon. Dans chaque province, le gouverneur était l’autorité suprême : agent général du calife, il commandait l’armée, levait les impôts, dirigeait l’administration et avait le pouvoir de rendre la justice sur les musulmans 111. De même qu’ils désignaient d’autres fonctionnaires à qui ils déléguaient certains de leurs pouvoirs, les gouverneurs nommaient et révoquaient à l’envi des cadis à qui ils confiaient différentes tâches, dont celle de rendre la justice 112. Ce pouvoir, explique E. Tyan, ne venait pas d’un « droit à eux conféré explicitement ou implicitement par le calife 113 », mais de leur propre statut, hérité de celui des anciens gouverneurs byzantins, qui faisait d’eux les titulaires de la juridiction.
31Le cadi était en fait un auxiliaire et un représentant du gouverneur, une sorte de « secrétaire légal » selon l’expression de J. Schacht 114. Pour N.J. Coulson, la fonction judiciaire du cadi n’était à l’origine qu’une partie secondaire, « presque accessoire », du travail administratif, et les gouverneurs ne ressentaient pas nécessairement le besoin de nommer un officier exclusivement chargé de rendre la justice 115. Ce rôle fut donc parfois dévolu à des préfets de police (ṣāḥib al-šurṭa) ou des intendants des finances (ṣāḥib al-ḫarāǧ), en plus de leurs fonctions ordinaires, sans compter que le gouverneur pouvait lui-même assumer cette tâche 116. De fait, sous les Umayyades, le cadi n’avait pas encore l’importance qu’il acquit plus tard : c’était certes un agent du gouverneur, mais d’autres auxiliaires étaient bien plus puissants que lui, tel le ṣāḥib al-šurṭa ou le ṣāḥib al-ḫarāǧ 117. Les califes umayyades n’intervenaient que pour nommer les cadis de la province placée sous leur autorité directe : la Syrie 118. Et encore, tous les historiens n’en conviennent pas et M.D. Bakar soutient que même dans la capitale, Damas, le calife n’était pas impliqué dans la désignation des cadis 119. La judicature apparaissait donc comme une branche de l’administration provinciale, et les nominations et révocations de cadis étaient laissées à l’initiative des gouverneurs locaux 120.
32Dans son étude consacrée à ʿAbd Allāh b. Lahīʿa (m. 174/790), R.G. Khoury nuance cependant ce modèle historique. Il remarque que, contrairement à l’affirmation d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam, ʿAbd Allāh b. Lahīʿa ne fut pas le premier cadi d’Égypte nommé directement par un calife. À l’époque umayyade déjà, plusieurs califes intervinrent dans les affaires égyptiennes pour désigner des cadis. C’est ainsi qu’en 105/724, Hišām b. ʿAbd al-Malik (r. 105/724-125/743) nomma Yaḥyā b. Maymūn al-Ḥaḍramī cadi d’Égypte, imitant en cela le calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99/717-101/720), qui était intervenu cinq ans auparavant pour installer à Fusṭāṭ le cadi ʿAbd Allāh b. Yazīd b. Ḫuḏāmir 121. L’idée que les califes umayyades n’auraient pas eux-mêmes nommé de cadis, laissant les gouverneurs de provinces agir à leur guise, serait donc erronée : elle reposerait sur une erreur consistant à croire sans analyse critique les affirmations infondées d’historiens arabes comme Ibn ʿAbd al-Ḥakam 122. Et R.G. Khoury de rappeler :
Tout cela devrait pousser les spécialistes à une vérification des sources l’une par l’autre, avant d’émettre un jugement global sur les nominations des juges directement par les califes, seulement à partir des Abbassides, jugements sans aucun fondement, mais que l’on trouve dans bien des livres d’histoire jusqu’à nos jours [...] 123.
33À la suite de R.G. Khoury, B. Johansen suppose que certains califes umayyades, en particulier Muʿāwiya (r. 41/661-60/680), ʿUmar II (r. 99/717-101/720), Yazīd II (r. 101/720-105/724) et Hišām b. ʿAbd al-Malik (r. 105/724-125/743), essayèrent de mettre en œuvre une politique judiciaire plus ambitieuse que les autres Umayyades, en particulier par la nomination de quelques cadis 124. R.G. Khoury en déduit que les califes umayyades entendaient déjà jouer un rôle prééminent dans la désignation des cadis, et pense que les gouverneurs de provinces étaient conscients de n’agir qu’en tant que délégués de l’autorité califale : « Lorsqu’un gouverneur agissait sans avoir auparavant demandé l’autorisation du calife, il devait avoir d’emblée supposé son assentiment, ou être sûr de l’obtenir automatiquement, ou même de l’imposer grâce à sa position de force auprès du calife 125. » B. Johansen remarque néanmoins les limites d’une telle politique califale, qui ne fut appliquée qu’entre 99/717 et 114/733 126. Al-Manṣūr ne fut peut-être pas l’initiateur des interventions califales dans la judicature, mais il n’en demeure pas moins que les gouverneurs locaux eurent le plus souvent le pouvoir de nommer leurs cadis.
34Sous les Umayyades, les nominations étaient donc largement décentralisées. En règle générale, les gouverneurs de provinces désignaient et révoquaient des cadis qui, par là même, leur étaient subordonnés. En quelques occasions déjà le calife intervint directement dans le choix d’un de ces cadis, mais on ne pouvait encore affirmer, comme le fit Ibn Ḫaldūn des siècles plus tard, que « la fonction de cadi est une de celles qui dépendent du calife 127 ». À l’origine, aucune règle explicite ne réglementait la désignation d’un cadi, et l’évolution progressive des rapports de force modifia peu à peu la pratique. Certains cadis tentèrent même d’utiliser à leur profit le flou qui entourait à ses débuts les principes de la judicature.
3.2. Deux points de vue sur la judicature à l’aube de la période abbasside
35Allāh, l’émir et le cadi : l’Épître au légataire du pacte de ʿAbd al-Ḥamīd. Les documents relatifs à la judicature des débuts sont rares : les quelques témoignages datant de l’époque umayyade sont d’autant plus précieux. À ce titre, une épître de ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā (m. 132/750), secrétaire du dernier calife umayyade 128, n’a pas retenu jusqu’ici l’attention qu’elle mérite. Connue sous le titre al-Risāla ilā walī l-ʿahd (Épître au légataire du pacte) 129, cette lettre fut écrite en 129/746-47 130 et envoyée par le calife Marwān b. Muḥammad à son fils et héritier présomptif ʿAbd Allāh qui combattait le rebelle ḫāriǧite al-Ḍaḥḥāk b. Qays al-Šaybānī 131. ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā en est le rédacteur et, bien qu’il s’efface derrière le commanditaire et affirme que ses propos sont ceux mêmes de Marwān, le célèbre secrétaire parvient à y instiller plusieurs de ses conceptions personnelles 132. L’authenticité de cette épître ne semble pas remise en question, ni son attribution à ʿAbd al-Ḥamīd.
36L’Épître au légataire du pacte s’organise en deux parties distinctes : la première, qui couvre un peu plus du tiers de l’ouvrage 133, traite de questions éthico-politiques générales, tandis que la seconde, beaucoup plus longue, aborde dans le détail des questions de stratégie militaire. C’est dans cette dernière partie que l’auteur, après avoir disserté sur les relations avec l’ennemi et l’espionnage, aborde le thème de la justice au sein de l’armée et de son exercice par le cadi. La frontière entre la société civile et l’armée était très mince dans une société de conquêtes et les premiers cadis eurent notamment pour tâche de résoudre les conflits entre les soldats qui peuplaient les amṣār 134. Il est probable que la justice militaire différait peu de la justice exercée sur les civils. Les sources évoquent certes des « cadis de l’armée » (qāḍī l-ʿaskar, ou qāḍī l-ǧund), mais leur statut exact demeure encore méconnu. K. Zakharia constate de surcroît que cette partie de l’épître ne se rattache que de loin au contexte de sa rédaction, la guerre contre les ḫāriǧites : l’ennemi à affronter n’est évoqué qu’en termes généraux, son nom n’étant jamais mentionné, et les conseils prodigués au destinataire en matière militaire semblent trop factices pour constituer le véritable objet de l’épître 135. De là, K. Zakharia interprète cette deuxième partie comme un « artifice littéraire », utilisé par ʿAbd al-Ḥamīd pour mettre en relief les liens qui unissent l’héritier présomptif, le souverain et le secrétaire de chancellerie 136. À travers sa réflexion sur l’armée, ʿAbd al-Ḥamīd parle donc avant tout de l’État et des rapports entre différentes institutions. Son épître apporte ainsi d’appréciables indications sur la conception générale de l’autorité judiciaire à la veille de la révolution abbasside. Voici ce que ʿAbd al-Ḥamīd écrit au nom du souverain :
Apprends que la judicature jouit auprès d’Allāh d’une place que n’occupe aucune autre réglementation (aḥkām) et que [le cadi] possède une position à laquelle ne peut prétendre aucun [autre] fonctionnaire (wulāt), car c’est par lui que passent les affaires graves (maġāliẓ al-aḥkām) et que sont exécutées les peines légales (ḥudūd).
Que celui que tu nommeras cadi de ton armée soit donc un homme de bien qui se contente de ce qu’il a, un homme intègre (ʿafāf) 137, de bonnes mœurs, intelligent, digne, vertueux, pieux, [abordant] les différents aspects et la portée de chaque litige avec perspicacité. [Il doit avoir] la sagesse de l’âge, être aidé par sa longue expérience et être rompu aux affaires. Ne le prends pas parmi ceux qui feignent ce qu’ils ne sont pas afin d’être nommés, qui profitent de la première opportunité et qui, ensuite, se montrent partiaux dans leurs jugements et font preuve de duplicité au sein même de la judicature. Il doit être honnête et fiable, gagner honorablement sa vie, savoir écouter avec attention 138, avoir un cœur compréhensif, être pieux en son for intérieur, montrer une conduite humble, afficher sa dignité, se consacrer au bien.
Verse-lui un traitement suffisant, qui lui donne les moyens de mener une vie aisée. Laisse-le se consacrer à la mission que tu lui as donnée et assiste-le dans ses fonctions : tu l’exposes en effet soit à la ruine dans ce bas monde et à la perdition dans l’au-delà, soit aux honneurs ici-bas et à la considération dans l’autre monde pourvu que ses intentions soient bonnes, que sa réflexion soit sincère, que ses pensées secrètes soient saines ; pourvu aussi qu’il applique la Loi d’Allāh sur ses sujets, qu’en toute liberté il exécute le décret (qaḍā’) d’Allāh sur sa Création, qu’il s’appuie sur Sa sunna pour ce qui relève de Ses Lois 139, qu’il applique les peines et les obligations légales.
Apprends enfin qu’il fait partie de tes soldats et de ton camp, étant donné que tu l’as nommé, [mais] que ses jugements prononcés à leur encontre sont exécutoires. Sache donc à qui tu confies cette fonction et à qui tu donnes ce pouvoir, si Allāh veut qu’il en soit ainsi 140.
37Le cadi évoqué a vraisemblablement juridiction sur les soldats (dernier paragraphe), mais si l’auteur n’avait pris la peine de le préciser, ses recommandations pourraient s’appliquer au choix de n’importe quel cadi. La population sur laquelle s’exerce son pouvoir est d’ailleurs désignée par le terme « raʿiyya » : il n’a pas seulement juridiction sur une armée, mais sur des « sujets » au sens large. Que ces conseils, visant l’armée en particulier, aient aussi une portée générale, semble donc une hypothèse valable. Le cadi dont il est question est certes celui qui accompagne l’armée en campagne, mais c’est aussi celui que nomme le gouverneur de province, voire celui que nomme le calife. D’après ʿAbd al-Ḥamīd, le cadi est choisi et employé par le pouvoir, représenté ici par un émir ; mais si l’on considère que ʿAbd Allāh b. Marwān était destiné à succéder comme calife à son père, ce pouvoir prend la dimension du califat lui-même.
38ʿAbd al-Ḥamīd – ou, à travers lui, le pouvoir umayyade – insiste sur la place du cadi au sein de l’administration, une place que l’auteur voudrait inégalée. Est-ce à dire que le cadi, dans les années 120/740, était réellement le fonctionnaire le plus important ? À cette époque, le chef de la šurṭa ou le ṣāḥib al-ḫarāǧ semblaient plus puissants 141 et son insistance pourrait n’être qu’un effet rhétorique. Il ne faut pas exclure, néanmoins, que l’auteur souhaite voir évoluer la position du cadi. Un changement était-il en train de s’affirmer au sein de la hiérarchie administrative, annonçant l’évolution qui se produisit sous les Abbassides ? Cet extrait le donne à penser. Il propose notamment une revalorisation financière de la judicature. En tant que fonctionnaire, le cadi devait percevoir un salaire : la licéité de sa rémunération n’était visiblement pas mise en doute à cette époque et les réflexions à ce sujet sont plus tardives 142. ʿAbd al-Ḥamīd souhaite que ce traitement soit assez élevé pour que le cadi vive correctement, ce qui pourrait signifier que ce n’était pas encore toujours le cas 143.
39L’auteur tente par ailleurs de définir les relations entre le cadi et le pouvoir qui l’a institué. D’un côté, l’émir doit laisser le cadi se consacrer à la mission qu’il lui a confiée, c’est-à-dire l’administration de la justice. Le verbe « ḥammala » indique que l’émir « fait porter » par le cadi la charge qui lui incombait auparavant : cela implique que l’émir délègue entièrement cette fonction et doit laisser le cadi gérer tout seul ce qui lui échoit. Or cette recommandation est immédiatement suivie d’une autre injonction : l’émir doit « aider » le cadi dans ses attributions, ce qui signifie que celui-ci n’a pas nécessairement les moyens de remplir seul sa mission, sans l’assistance de son délégant. Le pouvoir ne renonce donc pas à intervenir dans l’exercice de la judicature. Contrairement à ce que la première partie de la phrase pouvait laisser entendre, c’est une relation d’interdépendance qui est ainsi définie : l’émir se repose pour régler certaines affaires sur le cadi, qui lui-même compte sur l’aide de l’émir. Bien que placé en haut de l’échelle administrative, le cadi est défini comme un fonctionnaire délégué auquel le pouvoir confie une mission mais garde un droit de regard sur le travail effectué 144.
40Cette relation bilatérale est compliquée par l’intervention d’un troisième acteur, Allāh, qui est, dès l’entrée en matière de ce passage, présenté comme le référent suprême du cadi. Car ce n’est pas la justice de l’émir que rend le cadi, mais la justice divine (ḥukm Allāh). Le cadi n’est pas seulement l’agent du gouverneur ou du calife : c’est aussi l’agent de Dieu, celui qui est chargé d’exécuter « le qaḍā’ d’Allāh sur sa Création ». Le cadi est donc pris, dès cette époque, dans un système de relations triangulaires : il rend des comptes à son délégant humain, mais comme la Loi qu’il est chargé d’appliquer est celle d’Allāh, il est également relié à Lui – d’une manière jusqu’ici mal définie (fig. 1). Il en résulte une ambiguïté presque structurelle de la fonction du cadi : à qui doit-il obéissance ? au service de qui travaille-t-il ? Cette ambiguïté va s’avérer capitale, à l’époque abbasside, dans la définition et l’évolution des rapports entre cadis et pouvoir politique.
Fig. 1. Relations entre Allāh, l’émir et le cadi

41Le terme « qadā’ », associé à l’idée de Création, ne peut enfin être traduit par « justice » : il est ici employé dans son sens originel de « décret divin ». Et l’on comprend mieux, avec ʿAbd al-Ḥamīd, pourquoi la racine « q.ḍ.y. » fut choisie pour désigner l’institution judiciaire : le qāḍī était chargé de réaliser sur terre le dessein de la divinité, de faire respecter au sein du peuple musulman le décret promulgué par la Révélation. Ceci incluait le règlement des litiges en référence à la Loi divine, mais aussi l’application d’autres obligations légales. Séparer les fonctions judiciaires du cadi de ses autres attributions – comme l’ont souvent fait les historiens du système judiciaire musulman – est donc artificiel : toutes contribuaient à la réalisation de la volonté divine, qu’elle passe par la sanction d’un crime ou par l’imposition de normes extrajudiciaires. Condamner quelqu’un au ḥadd ou gérer la répartition des héritages (farā’iḍ) correspondaient en réalité à une seule et même tâche : la réalisation terrestre du décret promulgué par le Créateur.
42Diversité des pratiques : les propositions d’Ibn al-Muqaffaʿ. C’est au début de la période abbasside que le secrétaire (kātib) ʿAbd Allāh b. al-Muqaffaʿ (m. 140/757) se permit d’adresser au calife al-Manṣūr (r. 136/754-158/775) 145 plusieurs propositions de réformes de l’État. Dans son épître intitulée Risālat al-ṣaḥāba 146, il signale les défaillances administratives qui risquent selon lui de nuire à la nouvelle dynastie 147. Il ne s’agit pas d’un « miroir des Princes », insiste D.S. Goitein : loin de rester dans des considérations générales sur les devoirs du gouvernant, la Risāla apporte des solutions précises à une situation historique déterminée 148. Elle n’aurait nullement été commandée par le calife et il semblerait que son auteur ait chèrement payé son initiative 149. L’ouvrage est remarquable à plus d’un titre : source importante pour l’histoire de la pensée politique à l’époque abbasside 150, il dresse également un état des lieux de l’institution judiciaire vers l’an 138/755 151. Bien que rédigée quelques années après la révolution abbasside, l’épître décrit – du moins en ce qui concerne la judicature – une situation déjà ancienne qui s’applique également à la fin de la période umayyade. Dans un paragraphe célèbre, l’auteur prend l’exemple de l’Iraq pour dénoncer l’absence d’harmonie et d’homogénéité dans la pratique judiciaire :
Une des questions qui doivent retenir l’attention du Commandeur des Croyants touchant la situation de ces deux métropoles [de Baṣra et de Kūfa] et d’autres cités et régions [de l’empire] est le manque d’uniformité, la contradiction qui se fait jour dans les jugements rendus ; ces divergences présentent un sérieux caractère de gravité en ce qui a trait au sang 152, aux délits sexuels et aux biens. À Ḥīra, meurtre et délit sexuel sont considérés comme licites, alors qu’ils sont illicites à Kūfa ; on constate semblable divergence au cœur même de Kūfa, où l’on juge licite dans un quartier ce qui est illicite dans un autre. Pourtant, en dépit de leur diversité, ces sentences concernant le meurtre et les femmes sont appliquées aux musulmans, et sont prononcées par des cadis dont les ordres et les jugements sont valables. Cependant, parmi les Iraqiens et les Ḥiǧāziens qui ont examiné [ces problèmes], il n’y a pas une école qui n’ait la vanité de croire [à la supériorité] de ce qu’il a sous les yeux et ne dédaigne le reste ; ce sentiment entraîne à des propos qui scandalisent les hommes de cœur 153.
43L’hétérogénéité des jugements, montre Ibn al-Muqaffaʿ, est d’abord due à la multiplicité des traditions juridiques. Les cadis s’appuient sur une sunna mal définie, se référant à ce qu’ils considèrent comme l’œuvre des émirs ou des califes umayyades 154. En Iraq, tout particulièrement, la « tradition vivante » est héritée de différents Compagnons, fondateurs des premiers amṣār 155, et au fil des générations les divergences entre les « bonnes pratiques » de chaque localité se sont accentuées. Par-delà ces traditions, Ibn al-Muqaffaʿ critique la trop grande liberté dont jouissent les cadis dans l’appréciation des affaires traitées et de leurs sanctions. Leur opinion personnelle (ra’y) et le raisonnement par analogie (qiyās) jouent selon lui un rôle excessif 156 :
En se fondant sur l’opinion personnelle, il est conduit, par attachement à la sienne propre, à émettre, à propos d’une grave affaire concernant les musulmans, un point de vue qui n’est partagé par aucun de ses coreligionnaires. Qu’il soit seul de son avis n’émeut point l’intéressé, qui applique sa sentence [sans scrupule], tout en reconnaissant qu’elle s’appuie sur une simple opinion personnelle que ne fonde ni Coran (kitāb) ni Tradition (sunna) 157.
44De fait, si l’État umayyade ne connaissait pas de règle stricte concernant la désignation des cadis, la pratique de ces derniers faisait encore moins l’objet d’une réglementation générale. Selon J. Schacht, les premiers cadis rendaient des jugements fondés sur leur propre conviction, sur une « opinion profonde » qui s’appuyait sur la pratique locale, tout en tenant compte des règles du Coran et d’autres sources religieusement acceptables 158. Il n’existait aucun code : la justice était bien « islamique » dans la mesure où le pouvoir judiciaire était l’émanation d’un pouvoir politique musulman 159 et où le Coran constituait un référent essentiel, mais elle laissait une large place aux coutumes orales et à l’avis personnel du cadi.
45C’est donc une situation de grande hétérogénéité qu’Ibn al-Muqaffaʿ décrit au calife abbasside : le cadi avait beau être l’émanation d’un pouvoir musulman unique, devoir sa situation au calife ou, dans la plupart des cas, à des gouverneurs nommés par le calife, il n’existait pas d’unité judiciaire correspondant à celle de l’Empire islamique. Depuis le début du iie siècle au moins, les savants musulmans tentaient d’élaborer un droit et une manière de vivre islamiques ; leurs efforts étaient le plus souvent individuels, dispersés et, surtout, appartenaient à la sphère du privé, dans laquelle l’État n’intervenait pas 160. Le système judiciaire était devenu étatique, mais la pratique des cadis reposait principalement sur les bases mouvantes d’une réflexion individuelle. Différentes traditions, différentes manières de penser s’affrontaient au sein du droit islamique naissant. Pour uniformiser les pratiques – et ceci dans un souci de stabilité politique 161 –, l’État devait intervenir : c’est ce que propose Ibn al-Muqaffaʿ. Il appartient au calife, déclare-t-il, de procéder à une codification des lois 162 et de l’imposer aux cadis : il devrait recueillir toute la jurisprudence disponible et serait, en vertu d’une inspiration divine, le seul qualifié pour déterminer la solution que les cadis doivent appliquer à une affaire donnée 163.
46La réforme que propose Ibn al-Muqaffaʿ est surtout l’expression de son inquiétude face à la montée en puissance d’une réflexion juridique privée hétérogène. Selon l’interprétation de P. Crone et de M. Hinds, le calife était jusque-là reconnu comme le représentant d’Allāh sur Terre et en tant que tel jouait un rôle majeur dans la définition et l’interprétation de la Loi divine. Or Ibn al-Muqaffaʿ constate que ce travail privé échappe au contrôle du calife, ce qui rend la loi arbitraire 164. Pour l’auteur, la réflexion juridique ne doit pas être accaparée par la sphère du privé 165 et il appartient au calife de demeurer l’arbitre suprême du travail d’élaboration juridique, en révisant les règles et sélectionnant les lois qu’il approuve 166. Ce travail devrait trouver son pendant dans la pratique quotidienne de cadis qui, jusqu’ici, conservaient toute latitude pour rendre la justice à leur manière ; si le système prôné était adopté, ils n’auraient plus dorénavant qu’à appliquer au cas par cas une loi définie par l’autorité politique et religieuse suprême, avec l’interdiction formelle de s’en écarter 167.
47Cette proposition ne fut pas appliquée par al-Manṣūr 168. Mais nous anticipons : l’important est de souligner qu’à l’aube du califat abbasside, la judicature était un système décentralisé dans lequel chaque circonscription possédait ses propres particularités. Il en résultait une grande hétérogénéité de situations, une grande diversité de pratiques, ce qui invite l’historien à examiner chaque région de l’Empire islamique dans sa spécificité, en se méfiant de toute généralisation sur l’institution judiciaire islamique.
Notes de bas de page
3 Le mot « qāḍī » n’est jamais utilisé dans les sources relatives à l’Arabie préislamique. Tyan, Organisation judiciaire, p. 48.
4 Sur le ṯa’r, voir Tyan, Organisation judiciaire, p. 29 sq ; Farès, L’Honneur chez les Arabes, p. 72 sq. Le ḥakam pouvait néanmoins intervenir en matière d’homicide si la famille de la victime renonçait à son droit de vengeance contre le paiement d’une composition (diya).
5 Coulson, Histoire du droit islamique, p. 12 ; Milliot, Introduction, p. 688 ; Bleuchot, Droit musulman, p. 47 sq ; Tyan, « Ḥakam », EI2, III, p. 72.
6 Gaudefroy-Demombynes, « Sur les origines », p. 819.
7 Voir l’analyse des différentes sortes de litiges soumis au ḥakam dans Tyan, Organisation judiciaire, p. 37-40.
8 Sur cette procédure, voir Tyan, Organisation judiciaire, p. 52 sq.
9 Milliot, Introduction, p. 689. Voir aussi Lammens, Le Berceau de l’islam, p. 258. En principe, le sayyid de la tribu n’était pas responsable de l’administration de la justice, sauf si une affaire était portée devant l’assemblée des notables. Watt, La Pensée politique, p. 21. Voir également Dietrich, « Autorité personnelle », p. 87. J. Chelhod exprime cependant un avis contraire (Introduction à la sociologie de l’islam, p. 54).
10 Milliot, Introduction, p. 689. Voir les exemples de ḥakam-s donnés par Tyan, Organisation judiciaire, p. 43-44. Voir également Rahman, « Jibt, Ṭāghūt and the Taḥkīm of the Umma », p. 52.
11 Milliot, Introduction, p. 690. Le kāhin qui faisait office de ḥakam rendait sa sentence au nom de puissances supraterrestres. Tyan, Organisation judiciaire, p. 43.
12 Schacht, Introduction au droit musulman, p. 18 ; Tyan, Organisation judiciaire, p. 57 ; Watt, La Pensée politique, p. 22. Le ḥakam « ne représentait pas une Loi à laquelle tout le monde devait se tenir. Les sanctions ne se réalisaient que par le contrôle social. Jurisprudence et coutume n’étaient pas encore séparées. » Van Ess, « La liberté du juge », p. 26. Selon Tyan (Organisation judiciaire, p. 51), la décision du ḥakam n’était pas une condamnation : il s’agissait d’une opinion sans valeur performative.
13 Tyan, Organisation judiciaire, p. 41.
14 Il semble d’ailleurs que l’arbitrage était à cette époque une procédure exceptionnelle : le chef de famille était le détenteur d’une autorité absolue, dans l’Arabie préislamique, sur sa tente (et même sur les tentes voisines), et c’est lui le plus souvent qui y exerçait la justice. La recherche d’un ḥakam était probablement rare. Gaudefroy-Demombynes, « Notes sur l’histoire », p. 110.
15 Tyan, Organisation judiciaire, p. 47. La plus célèbre de ces foires était sans doute celle de ʿUkāẓ. Coulson (Histoire du droit islamique, p. 12) remarque l’instauration d’un système comparable à La Mecque. Il est donc difficile de conclure avec Lammens (Le Berceau de l’islam, p. 258) que l’institution du ḥakam était liée au fait que les Arabes étaient « hostiles par tempérament aux représentants réguliers du pouvoir ».
16 Kennedy, The Prophet, p. 47.
17 Le Coran emploie le mot ḥakam dans le sens d’« arbitre », par exemple dans la sourate IV, 35. Chelhod (« La place de la coutume dans le Fiqh primitif », p. 23) remarque que le Coran utilise la racine ḥ.k.m. et ses dérivés pour désigner tout ce qui concerne la justice humaine.
18 Coulson, Histoire du droit islamique, p. 24 ; voir également Tyan, Organisation judiciaire, p. 66.
19 Le rôle de ḥakam n’était pas exclusivement assumé par des musulmans ; sous les Umayyades, le poète chrétien al-Aḫtal servit encore de ḥakam pour résoudre des litiges entre musulmans. Tyan, Organisation judiciaire, p. 73.
20 Ibid., p. 24 ; Tyan, Institutions, I, p. 137 ; Goitein, « The Birth-Hour of Muslim Law », p. 129 ; Serjeant, « Sunnah, Qur’ān, ʿUrf », p. 37 ; Hallaq, A History of Islamic Legal Theories, p. 6 ; Gil, Jews, p. 32 ; Masud, Peters et Powers, « Qāḍīs and their Courts », p. 7. Voir aussi Chelhod, « La place de la coutume dans le Fiqh primitif », p. 23.
21 Watt, La Pensée politique, p. 23 ; Serjeant, « The ‘Constitution of Medina’ », p. 13 ; Rahman, « Jibt, Ṭāghūt and the Taḥkīm of the Umma », p. 56.
22 Tyan (Organisation judiciaire, p. 62) remarque que « Mahomet n’a jamais eu l’idée de substituer aux coutumes suivies dans l’Arabie antéislamite, un nouveau système, inspiré par de nouvelles conceptions d’organisation des pouvoirs publics ; […] au contraire, il a entendu maintenir le système de justice privée, de composition et d’arbitrage, tel que nous l’avons vu pratiqué, avant l’Islam ». Il ajoute plus loin (op. cit., p. 65) : « C’est précisément ce rôle des ḥakam de la Ǧāhiliyya qu’il veut dorénavant assumer parmi ses fidèles. Ce n’est pas une autorité, un pouvoir supérieur constitué, qu’il leur impose. » Voir aussi Zubaida, Law and Power, p. 17, 40.
23 Milliot, Introduction, p. 691. Tyan (Organisation judiciaire, p. 69) démontre d’ailleurs, en s’appuyant sur le ḥadīṯ, que le juge présenté comme modèle par le Prophète est « un simple particulier choisi librement par les parties, comme l’étaient les ḥakam d’Arabie ».
24 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, p. 84 sq. Al-ʿŪnī (« al-Qaḍā’ fī l-islām », p. 25-36) reprend ces récits sans les soumettre à un examen critique.
25 Al-ʿŪnī, « al-Qaḍā’ fī l-islām », p. 27.
26 Tyan, Organisation judiciaire, p. 70.
27 Nous parvenons à cette conclusion après une recherche informatique de ce ḥadīṯ sur le cédérom Mawṣūʿat al-ḥadīṯ al-šarīf, Šarikat al-barāmiǧ al-islāmiyya al-duwaliyya, Le Caire, 1997, qui regroupe les recueils d’al-Buḫārī, Muslim, al-Tirmiḏī, al-Nasā’ī, Abū Dā’ūd, Ibn Māǧa, Aḥmad b. Ḥanbal, Mālik et al-Dārimī. La seule mention du Yémen dans ces milliers de ḥadīṯ-s concerne l’envoi par le Prophète d’Abū Mūsā [al-Ašʿarī] dans cette région, sans qu’il soit précisé que c’est pour y exercer la fonction de cadi (Abū Dā’ūd, al-Sunan, IV, p. 126). Tyan (Organisation judiciaire, p. 71) constate que les traditions présentant l’envoi de cadis par le Prophète dans différentes régions ont toutes un caractère tardif, et que la Sīra d’Ibn Hišām ne mentionne aucune de ces désignations.
28 C’est ce que remarque Juynboll au sujet d’un ḥadīṯ similaire dans lequel le Prophète enjoint Muʿāḏ b. Ǧabal de baser ses jugements sur les mêmes sources. Juynboll, Muslim Tradition, p. 78. Voir la série de ḥadīṯ-s rapportés sur Muʿāḏ b. Ǧabal dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 97 sq.
29 Juynboll, Muslim Tradition, p. 77.
30 Certaines traditions affirment qu’Abū Bakr aurait eu pour cadi le futur calife ʿUmar. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 104.
31 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 105. Voir l’analyse de Juynboll, Muslim Tradition, p. 77-78.
32 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 107. Cf. Baḥḥāz, al-Qaḍā’ fī l-maġrib, p. 99.
33 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 105 ; voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, II, p. 588, qui évoque également ces traditions contradictoires. Cf. Masud, « Procedural Law », p. 397 ; id., « The Award of Matāʿ », p. 370.
34 Voir par exemple Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 66, 88, 107, 121 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 102-10, 269-89 ; II, p. 184-88.
35 Schacht, Introduction au droit musulman, p. 25.
36 Sur cette lettre et les principaux ouvrages où elle est rapportée, voir Margoliouth, « Omar’s instructions », p. 307. Nous ne reproduisons pas ici cette lettre qui a été traduite à de nombreuses reprises, notamment par Tyan (Organisation judiciaire, p. 23-24, note 7) ou Monteil (dans Ibn Khaldûn, Discours sur l’histoire universelle, p. 342-43). Avec Šurayḥ, Abū Mūsā al-Ašʿarī est traditionnellement considéré comme un des principaux fondateurs de l’institution judiciaire. Il aurait été nommé cadi de Baṣra par le calife ʿUmar qui lui aurait envoyé une épître sur la façon d’administrer la justice. Voir Tyan, Organisation judiciaire, p. 78 sq.
37 Al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, II, p. 48.
38 Voir par exemple Schacht, Introduction au droit musulman, p. 25 ; Tyan, Organisation judiciaire, p. 79-80.
39 Pellat, Le Milieu baṣrien, p. 283.
40 Tyan, Organisation judiciaire, p. 77.
41 Lammens, Études sur le siècle des Omayyades, p. 77 ; Milliot, Introduction, p. 692.
42 Tyan, Organisation judiciaire, p. 76. Voir Johansen, « Wahrheit », p. 984 (note). Cf. Masud, « Procedural Law », p. 397 ; Morony, Iraq after the Muslim Conquest, p. 438-39.
43 Ibid., p. 25. Voir Johansen, « Wahrheit », p. 984.
44 Gaudefroy-Demombynes, « Sur les origines », p. 821.
45 Des historiens contemporains n’ont pas manqué de le faire, accusant les orientalistes de partialité et de mauvaise foi. Voir par exemple Baḥḥāz, al-Qaḍā’ fī l-maġrib, p. 94.
46 Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, p. 289.
47 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 74-75.
48 Serjeant, « Caliph ʿUmar’s Letters », p. 71, 75. Voir également Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », p. 3.
49 Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, II, p. 306.
50 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 66.
51 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 102.
52 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 104.
53 Al-Ṭabarī hésite pour sa part : selon certains, ʿAlī aurait été cadi à l’époque de ʿUmar. Mais selon d’autres, il n’y aurait pas eu de cadi à cette époque. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, II, p. 380.
54 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 108-109.
55 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 110.
56 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 141 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 113 (cet auteur mentionne précédemment Abū Hurayra, mais le statut de ce dernier demeure confus).
57 Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, II, p. 457, 506 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 269 ; II, p. 185.
58 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, III, p. 199 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, p. 1-2.
59 Par exemple ʿAbd Allāh b. Masʿūd à Kūfa. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, II, p. 188.
60 Par exemple Abū Maryam al-Ḥanafī à Baṣra. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 270.
61 Par exemple Qays b. Abī l-ʿĀṣ et Kaʿb b. Yasār à Fusṭāṭ. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, III, p. 220 ; al-Kindī, Aḫbār quḍāṭ Miṣr, p. 227.
62 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 121 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 275, 288 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, p. 2.
63 Al-Kindī, Aḫbār quḍāṭ Miṣr, p. 229.
64 Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, p. 234.
65 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 140 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 290.
66 On sait d’ailleurs aujourd’hui que la vision des Umayyades par les Abbassides était plus nuancée que ne le croyait M. Gaudefroy-Demombynes. Voir El-Hibri, « The Redemption of Umayyad Memory », p. 241-65.
67 Voir notamment Kennedy, The Prophet, p. 78-79.
68 Voir Masud, « Procedural Law », p. 393 sq.
69 Serjeant, « Caliph ʿUmar’s Letters », p. 73.
70 Voir Hallaq, The Origins and Evolution, p. 31-32.
71 Wakīʿ présente Abū l-Dardā’, à Damas, comme le « qāḍī l-ǧund » : veut-il dire qu’il est « cadi de l’armée », ou « cadi du ǧund [de Damas] » ? Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, III, p. 199.
72 Hallaq, The Origins and Evolution, p. 31.
73 Hallaq, The Origins and Evolution, p. 34.
74 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, II, p. 188.
75 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, II, p. 188.
76 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 288.
77 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, p. 88.
78 Les Umayyades, écrit J. Schacht (Introduction au droit musulman, p. 31), « représentent la tendance organisatrice, centralisatrice et de plus en plus bureaucratique d’une administration ordonnée, par opposition à l’individualisme des bédouins et au mode de vie anarchique des Arabes ». Pour Donner (« The Formation of the Islamic State », p. 293), un État islamique existe bien depuis le calife ʿAbd al-Malik, et probablement depuis Muʿāwiya.
79 Masud, « Procedural Law », p. 397, 410. Cf. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, p. 105 et 111.
80 Donner (« The Formation of the Islamic State », p. 288) donne l’exemple de deux papyri datés de l’époque umayyade, montrant qu’en Égypte les paysans portaient leurs litiges devant le gouverneur et les pagarques de leurs districts.
81 Tyan, Organisation judiciaire, p. 94.
82 Schacht, Introduction au droit musulman, p. 32. Voir aussi Coulson, Histoire du droit islamique, p. 30.
83 Donner, « The Formation of the Islamic State », p. 291 ; Watt, La Pensée politique, p. 47.
84 Hallaq, The Origins and Evolution, p. 35 ; Morony, Iraq after the Muslim Conquest, p. 440-41. Les premiers conquérants de la Syrie ou de l’Iraq, souligne Serjeant, pouvaient difficilement faire autrement qu’en appeler à leurs arbitres traditionnels et s’en remettre aux traditions héritées de l’âge païen. Serjeant, « Sunnah, Qur’ān, ʿUrf », p. 41.
85 Watt, La Pensée politique, p. 47.
86 Pellat, Le Milieu baṣrien, p. 285.
87 Tyan, Organisation judiciaire, p. 87-88. À la veille de la conquête, les provinces byzantines d’Égypte et de Syrie étaient encore réglementées par la législation justinienne : les gouverneurs étaient tout à la fois des administrateurs et des juges, et déléguaient une partie de leurs pouvoirs à des auxiliaires, tandis que la justice ecclésiastique jouissait depuis Constantin de compétences très étendues en matière de droit commun. Tyan, Organisation judiciaire, p. 83-84 ; Milliot, Introduction, p. 693. Voir également Fleissel, « L’empereur et l’administration impériale », dans Morrisson, Le Monde byzantin I, p. 107-108.
88 Tyan, Organisation judiciaire, p. 90-91 ; le même auteur (op. cit., p. 93) cite à l’appui de cette thèse le papyrus de Qurra b. Šarīk, gouverneur d’Égypte au début du viiie siècle, montrant que la justice sur les populations locales était alors exercée par le ṣāḥib al-kūra, fonctionnaire qui avait déjà cette charge avant la conquête. Voir aussi Schacht, Introduction au droit musulman, p. 33 ; Khoury et Grohmann, Chrestomathie, p. 153 sq.
89 Tyan, Organisation judiciaire, p. 95-97 ; voir aussi Milliot, Introduction, p. 693-94 ; Kennedy, The Prophet, p. 87. Certains savants, voyant le système judiciaire islamique à ses débuts comme une stricte conservation du système antérieur à la conquête, sont allés jusqu’à y reconnaître la procédure formulaire du droit romain, pourtant déjà tombée en désuétude depuis plusieurs siècles. Jean Sawas Pasha croit ainsi retrouver dans le muftī un magistrat chargé de rendre les formules, tandis que le cadi rendrait son jugement conformément aux faits exposés dans la formule et à l’avis que le muftī y aurait consigné. Sawas Pasha, Étude sur la théorie du droit musulman, Marchal et Billard, Paris 1902, p. xxi (cité par Fizgerald, « The Alleged Debt », p. 90). Sur la procédure formulaire et sa disparition au Bas-Empire, voir Monier, Manuel élémentaire, I, p. 129 sq, 190.
90 « Islam seems to have infused inherited institutions with a new vocabulary, concepts, and value preferences, as well as a new definition of personal, social, and political identity. It redefined pre-Islamic institutions in Muslim cultural terms. » Lapidus, A History of Islamic Societies, p. 100.
91 Hallaq, « The Use and Abuse of Evidence », p. 90. Dans ce compte rendu détaillé du livre de Crone, Roman, Provincial and Islamic Law, Hallaq reproche à celle-ci d’avoir fait dériver de force l’institution du walā’ du droit provincial de Syrie, au mépris des différents arguments plaidant pour son origine arabe antéislamique. Dans The Origins and Evolution (p. 26), Hallaq analyse la civilisation arabe avant l’Islam comme le produit d’une large culture moyen-orientale s’étendant à la fois sur le Croissant fertile et la péninsule Arabique. Les similitudes entre les institutions byzantines et les instances judiciaires islamiques ne résulteraient donc pas de l’influence des premières sur les secondes, mais de leur appartenance commune à une même culture ancestrale. Sur cette question des emprunts, voir également Calder, Studies, p. 213-14 : celui-ci penche pour sa part en faveur d’une influence diffuse des diverses composantes moyen-orientales sur la pratique des communautés musulmanes des premiers siècles, sans qu’il soit possible de déterminer l’origine des différents emprunts.
92 Des définitions tardives de la fonction de cadi, comme celle que proposent al-Māwardī (al-Aḥkām al-sulṭāniyya, p. 83 sq) et Ibn Ḫaldūn (al-Muqaddima, p. 211 sq), ne rendent pas compte des contextes politiques et sociaux des débuts de l’Islam ; on ne peut donc considérer que ces auteurs apportent la synthèse de ce qu’est un cadi. Leur pensée s’inscrit dans une époque et leurs analyses historiques ne sont pas détachées des problématiques liées à leur temps.
93 Ibn Manẓūr, Lisān al-ʿarab, V, p. 278. Voir également les remarques de Baḥḥāz, al-Qaḍā’ fī l-Maġrib, p. 66.
94 Le sens judiciaire de la racine « q.ḍ.y. » trouve un prolongement dans plusieurs substantifs comme « qaḍāyā » (sing. qaḍiyya), qu’Ibn Manẓūr considère comme synonyme d’« aḥkām »(jugements), mais qui peut aussi bien désigner l’affaire portée devant l’instance judiciaire.
95 Al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, I, p. 109.
96 Ibn Manẓūr cite le Coran, XVII, 23 : « Ton Seigneur a décrété (qaḍā) que vous n’adoriez que lui. » (C’est nous qui soulignons.) « Le verbe qaḍā, explique J. Schacht, dont devrait venir le mot qāḍī, se rapporte dans le Coran, non au jugement d’un magistrat, mais à un Commandement supérieur d’Allāh ou du Prophète. » Schacht, Introduction au droit musulman, p. 21. Voir aussi Bligh-Abramski, « The Judiciary », p. 43.
97 Chelhod, « La place de la coutume dans le Fiqh primitif », p. 23.
98 Cf. Dutton, « Juridical Practice and Madinan ʿamal », p. 3.
99 Voir par exemple Coran, XLI, 12 : « Il a établi (qaḍā-hunna) sept cieux en deux jours », c’est-à-dire qu’il les a « créés » (ḫalaqa-hunna). Ibn Manẓūr, Lisān al-ʿarab, V, p. 278.
100 Ibid., p. 278.
101 La racine « q.ḍ.y. » en vient à désigner la mort (al-qāḍiya, al-qaḍī), terme de toute chose, ou même le meurtre. Un poison « qāḍī » est un poison « mortel ». Ibid., p. 278. M.Š. al-ʿŪnī remarque que la racine « q.ḍ.y. » renvoie parfois, dans le Coran, au fait de tuer quelqu’un. M.Š. al-ʿŪnī, « al-Qaḍā’ fī l-islām », p. 25.
102 Ibn Manẓūr, Lisān al-ʿarab, V, p. 278. Voir également Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, p. 22. Pour Margoliouth (« Omar’s instructions », p. 313), le Coran emploie principalement la racine « q.ḍ.y. » dans son sens étymologique de « terminer » (la vie, une dispute). C’est avec la signification de « mettre fin à une dispute » que le verbe « qaḍā » prend approximativement le sens de « ḥakama », juger. Mais comme le remarque Milliot (Introduction, p. 690), le mot « qāḍī » n’est jamais employé dans le sens de « juge » dans le Coran ; il n’apparaît d’ailleurs qu’une fois (XX, 72), dans le sens de « celui qui décide, qui décrète » (i.e. Allāh).
103 Tyan, Organisation judiciaire, p. 98.
104 Judex (ou κριτής) était la dénomination commune des gouverneurs des provinces byzantines avant l’islam. Ils étaient dépositaires du pouvoir judiciaire. Tyan, Organisation judiciaire, p. 83 ; Bréhier, Les Institutions de l’Empire byzantin, p. 180.
105 Bligh-Abramski, « The Judiciary », p. 43.
106 Tyan, Organisation judiciaire, p. 98.
107 Le Petit Robert, 2002.
108 C’est en effet le verbe « ḥakama » et ses dérivés qui sont utilisés dans le Coran pour décrire les activités judiciaires du Prophète. Schacht, Introduction au droit musulman, p. 21.
109 La racine « d.y.n. », à laquelle se rattache le mot « dīn » (religion), connote également l’idée de justice, comme dans l’expression coranique « yawm al-dīn », le « jour du Jugement [dernier] » (voir Kazimirski, Dictionnaire, I, p. 758). Le substantif « dayyān », utilisé par les communautés juives du Moyen-Orient pour désigner leurs juges, aurait tout aussi bien pu être adopté par les musulmans. Voir Goitein, A Mediterranean Society, II, p. 314 ; voir également ses remarques à la suite de l’article de Lapidus, « Muslim Cities », p. 74 ; Tyan, Organisation judiciaire, p. 46.
110 Le mot « cady » ou « cadi » est attesté en français dès 1351 (Le Petit Robert).
111 Gaudefroy-Demombynes, « Notes sur l’histoire », p. 113 ; Milliot, Introduction, p. 698 ; al-ʿAlī, al-Tanẓīmāt, p. 89.
112 Gaudefroy-Demombynes, « Notes sur l’histoire », p. 114 ; Forand, « The Governors of Mosul », p. 103 ; Bligh-Abramski, « The Judiciary », p. 49.
113 Tyan, Organisation judiciaire, p. 121.
114 Schacht, Introduction au droit musulman, p. 32. Voir Bakar, « A Note on Muslim Judges », p. 467. Ibn ʿAbd Rabbih décrit comment Šurayḥ servit d’assistant au gouverneur d’Iraq Ziyād b. Abīhi lorsque celui-ci vint à Baṣra et décida de rendre lui-même la justice. Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, V, p. 295.
115 Coulson, Histoire du droit islamique, p. 30. Voir également Hallaq, The Origins and Evolution, p. 37.
116 Voir le cas de ʿĀbis b. Saʿīd al-Murādī, nommé en 60/680 comme préfet de police et cadi à Fusṭāṭ par le gouverneur Saʿīd b. Yazīd. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, p. 234. Bligh-Abramski (« The Judiciary », p. 45-49) dresse un tableau des différentes fonctions étatiques qui pouvaient être réunies en une seule personne à l’époque umayyade, avant d’étudier les différences en la matière entre les provinces (p. 50-53).
117 Gaudefroy-Demombynes, « Sur les origines », p. 821. Le ṣāḥib al-šurṭa jouissait d’un pouvoir judiciaire important, comme nombre de fonctionnaires qui, outre leurs tâches principales, avaient juridiction sur des champs spécialisés. Ibid., p. 822 ; Coulson, Histoire du droit islamique, p. 117.
118 Bligh-Abramski, « The Judiciary », p. 52.
119 Bakar, « A Note on Muslim Judges », p. 467.
120 C’est également l’avis de Pellat dans Le Milieu baṣrien, p. 285.
121 Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, p. 254 et 256 ; voir l’analyse de Khoury, ʿAbd Allāh Ibn Lahīʿa, p. 15. Ces nominations par des califes umayyades sont déjà signalées par Tyan (Organisation judiciaire, p. 123) qui n’y voit « que des exceptions, qui ne tirèrent pas à conséquence ».
122 Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr, p. 244. Kasassbeh (The Office of Qāḍī, p. 149) montre que l’affirmation d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam a en réalité été mal interprétée : Ibn Ḥaǧar, explicitant le propos de son prédécesseur, parle au sujet de ce personnage « du premier cadi nommé par le calife sous les Abbassides ». Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, p. 192.
123 Khoury, ʿAbd Allāh Ibn Lahīʿa, p. 15. Voir également Khoury, « Zur Ernennung », p. 198 sq.
124 Johansen, « Wahrheit », p. 985, 992.
125 Khoury, « Zur Ernennung », p. 209.
126 Johansen, « Wahrheit », p. 985.
127 Ibn Ḫaldūn, al-Muqaddima, p. 211 ; traduction par V. Monteil, p. 342.
128 ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā al-Kātib, mawlā probablement d’origine persane, est considéré avec Abū l-ʿAlā’ Sālim et Ibn al-Muqaffaʿ comme un des fondateurs de la prose arabe dite d’adab. Il s’illustra comme secrétaire à la chancellerie umayyade de Damas, puis comme secrétaire attitré de Marwān b. Muḥammad, gouverneur d’Arménie et d’Azerbaïdjan, et calife à partir de 127/744 ; ʿAbd al-Ḥamīd devint alors responsable de la chancellerie umayyade et garda cette fonction jusqu’à son exécution par les Abbassides en 132/750. Sur cet auteur, voir Zakharia, « Le secrétaire et le pouvoir », p. 78 ; al-Qāḍī, « The Religious Foundation », p. 232 sq ; voir également Toelle et Zakharia, À la découverte, p. 103.
129 L’épître est retranscrite par al-Qalqašandī, Subḥ al-aʿšā, X, p. 195-233. Elle est également publiée par ʿAbbās, ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā al-Kātib, p. 215-65. La traduction du titre est celle que propose Zakharia, « Le secrétaire et le pouvoir », p. 82.
130 Al-Qāḍī, « The Religious Foundation », p. 239.
131 Al-Ḍaḥḥāk b. Qays, rebelle ḫāriǧite de Ǧazīra, s’empara de Kūfa en raǧab 127/avril-mai 745. Le calife Marwān, qui assiégeait Ḥimṣ, demanda à son fils ʿAbd Allāh de marcher contre le révolté. ʿAbd Allāh fut battu et le calife écrasa finalement la révolte lui-même. Veccia Vaglieri, « al-Ḍaḥḥāk b. Ḳays al-Shaybānī », EI2, II, p. 92. Sur le récit de cette révolte par les historiens arabes, voir les références données par Robinson, Empire and Elites, p. 110.
132 Zakharia, « Le secrétaire et le pouvoir », p. 87 et 93.
133 Al-Qalqašandī, Subḥ al-aʿšā, X, p. 195-209.
134 Schacht, « Maḥkama », EI2, VI, p. 1. Voir également Schneider, Das Bild des Richters, p. 179.
135 Zakharia, « Le secrétaire et le pouvoir », p. 86.
136 Ibid., p. 87.
137 Nous ne croyons pas devoir traduire « ʿafāf » par « chasteté », comme ce concept a souvent été compris lorsqu’il s’agissait de cadis. Il s’agit plus largement du « fait de s’abstenir de tout ce qui est illicite » (Kazimirski, Dictionnaire, II, p. 295), donc d’honnêteté, d’intégrité.
138 « Ḥasan al-inṣāt » dans l’édition d’Iḥsān ʿAbbās (ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā al-Kātib, p. 245) ; « ḥasan al-inṣāf » (être juste) dans al-Qalqašandī, Subḥ al-aʿšā, X, p. 217.
139 À cette étape de la réflexion juridique, le mot « sunna » était souvent lié à Allāh ; dans le Coran, il désigne la « coutume » de Dieu, Sa « volonté » (Merad, La Tradition musulmane, p. 30 ; cf. Juynboll, « Sunna », EI2, IX, p. 879). Si l’expression « sunna du Prophète » existait déjà (voir par exemple al-Qāḍī, « The Religious Foundation », p. 271), elle n’était pas encore identifiée à l’exemple du Prophète tel qu’il s’exprime dans le ḥadīṯ ; à ce stade la sunna désignait d’une manière générale la pratique exemplaire entérinée par le passé. S’appuyer sur la « sunna » signifiait agir dans l’esprit d’illustres prédécesseurs, qu’il s’agisse de prophètes ou de califes, sans que l’expression fasse référence à des règles concrètes. Voir Crone et Hinds, God’s Caliph, p. 55 ; Hallaq, The Origins and Evolution, p. 46.
140 Al-Qalqašandī, Subḥ al-aʿšā, X, p. 217-18. Une traduction en allemand de ce passage est proposée par Schneider, Das Bild des Richters, p. 178-79.
141 Voir supra, § I.3.1.
142 Tyan, Organisation judiciaire, p. 333 sq : des auteurs tardifs comme al-Saraḫsī considèrent qu’en principe le cadi devrait remplir ses fonctions gratuitement. Voir infra, chap. III, § III.
143 Ceci rejoint les conclusions de R.G. Khoury qui remarque que le traitement du cadi égyptien Abū Ḫuzayma Ibrāhīm b. Yazīd (nommé en 144/761) ne lui permettait pas de vivre confortablement sans autre source de revenus. Khoury, « Activités scientifiques », p. 62.
144 Il faut ajouter à ceci le rôle que jouait le pouvoir dans l’élaboration de la norme à l’époque primitive de formation du droit musulman. Les gouverneurs comme les califes constituaient des référents juridiques importants, notamment à travers les instructions qu’ils pouvaient donner aux cadis. Voir Crone et Hinds (God’s Caliph, p. 43) qui insistent sur le rôle prépondérant du calife comme interprète de la Loi à l’époque umayyade ; Calder (Studies, p. 221) pense quant à lui que le rôle des califes était moins important que ne l’ont suggéré les auteurs précédents, et insiste surtout sur l’influence des gouverneurs dans l’élaboration de certains domaines du droit.
145 Van Ess, « La liberté du juge », p. 25. Sur Ibn al-Muqaffaʿ, voir Sourdel, « La biographie d’Ibn al-Muqaffaʿ », p. 307-23 ; Latham, « Ibn al-Muqaffaʿ », p. 48-77 ; Gabrieli, « Ibn al-Muḳaffaʿ », EI2, III, p. 883.
146 Publiée et traduite par Pellat dans Ibn al-Muqaffaʿ (mort vers 140/757) «conseilleur» du calife ; le texte arabe est également édité dans Ibn al-Muqaffaʿ, al-Āṯār al-kāmila, p. 135-53. Le titre est tantôt traduit par Épître sur l’amitié, tantôt par Épître sur l’entourage [du calife] ; nous préférons cette dernière traduction qui rend mieux compte de son caractère éminemment politique. L’authenticité de cet ouvrage semble par ailleurs incontestée (Urvoy, Les Penseurs libres, p. 41).
147 Lambton (State and Government, p. 51) souligne l’intérêt que l’auteur porte dans cette épître à l’armée, à l’autorité du calife, à son entourage et aux finances de l’État.
148 Goitein, « A Turning Point », p. 152.
149 Il est probable que la Risāla ait attisé la suspicion d’al-Manṣūr vis-à-vis de l’auteur et finalement conduit à sa mort. Goitein, « A Turning Point », p. 154.
150 Selon Lambton(State and Government, p. 51-55), Ibn al-Muqaffaʿ joua un rôle majeur dans l’évolution de la théorie islamique de l’État, par cet ouvrage comme par deux autres de ses œuvres, al-Adab al-kabīr et al-Adab al-ṣaġīr.
151 Pellat (Le Milieu baṣrien, p. 286) situe la rédaction de cette épître entre 136/753 et 140/757. Van Ess (« La liberté du juge », p. 25) la date approximativement de la même période, peu avant l’an 140 H.
152 « Al-dam. » Pellat (Ibn al-Muqaffaʿ, p. 40) pense qu’il s’agit de « condamnations à mort » ; que l’auteur confonde des sanctions prononcées par les cadis et des crimes commis par les justiciables ne semble cependant pas cohérent. Nous pensons qu’il s’agit de sang versé par ces derniers, et par là même de « meurtres » ou de « blessures corporelles » ; E. Tyan traduit d’ailleurs le mot « dimā’ » chez al-Yaʿqūbī par « délits de sang » (Organisation judiciaire, p. 35).
153 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, dans Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ, p. 40-42. Traduction adaptée de celle proposée par Pellat. Cf. Khadduri, « Nature and Sources », p. 17.
154 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, p. 42-43. Pour Ibn al-Muqaffaʿ, la sunna prend un sens plus précis que la simple « bonne pratique » à laquelle on se référait au temps des Umayyades. Elle se trouverait déjà dans les aṯār, les précédents du Prophète ou des « a’immat al-hudā » (quelle que soit leur identité), que l’auteur oppose à la façon de gouverner des Umayyades. Voir l’analyse de Crone et Hinds, God’s Caliph, p. 85.
155 Hallaq, The Origins and Evolution, p. 107.
156 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, p. 42-44 ; voir l’analyse de Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ, p. 9.
157 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, p. 42-43 (traduction de Ch. Pellat).
158 Schacht, Introduction au droit musulman, p. 33 ; Watt, La Pensée politique, p. 47 ; Hallaq, The Origins and Evolution, p. 52-54.
159 La question de la séparation des pouvoirs est bien entendu anachronique à cette époque. Voir Coulson, Histoire du droit islamique, p. 117.
160 Vers la fin du premier siècle de l’hégire, la charge de cadi revint de plus en plus à des spécialistes du droit, c’est-à-dire à « des personnes suffisamment intéressées par le sujet pour y avoir sérieusement réfléchi à leurs moments de loisir » (Schacht, Introduction au droit musulman, p. 33) : ces savants s’interrogeaient sur la conformité de la loi coutumière avec les préceptes coraniques et les normes d’ores et déjà reconnues comme islamiques. Ils imprégnèrent ainsi le droit naissant de leur réflexion religieuse et morale, et contribuèrent à la transformation de la société umayyade.
161 Goitein, « A Turning Point », p. 165 ; Lambton, State and Government, p. 54.
162 Il s’agit donc de soumettre la Loi au pouvoir politique. Gilliot, « Évolution ou sclérose de la tradition », p. 183.
163 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, p. 42-43 et introduction de Ch. Pellat, p. 10. Cf. Schacht, The Origins, p. 95 ; Lambton, State and Government, p. 53 ; Crone, God’s Rule, p. 130.
164 Crone et Hinds, God’s Caliph, p. 86.
165 Dans l’optique d’Ibn al-Muqaffaʿ, les musulmans n’auraient à exprimer leur opinion que lorsque le calife les interrogerait. Lambton, State and Government, p. 53.
166 Crone et Hinds, God’s Caliph, p. 86.
167 Ibn al-Muqaffaʿ, Risālat al-ṣaḥāba, p. 42-43.
168 Sourdel, L’État impérial, p. 78. Selon certaines sources, al-Manṣūr aurait demandé à Mālik b. Anas de procéder à une telle unification de la Loi, mais Mālik s’y serait refusé ; selon d’autres, al-Manṣūr aurait voulu faire d’al-Muwaṭṭa’ le code unique. Kasassbeh, The Office of Qāḍī, p. 69-70. Voir aussi Khadduri, The Islamic Conception of Justice, p. 150-51 ; Crone et Hinds, God’s Caliph, p. 86-87.
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